Interview

Jérôme Ruskin : « On doit donner aux enfants le goût d’apprendre et le goût de l’avenir »

Publié le 15/02/2018
Catégorie Interview

À 34 ans, Jérôme Ruskin, fondateur d’Usbek & Rica est déjà chef d’entreprise depuis 10 ans. Il a eu une vision, rêvé d’un projet, et construit son parcours de vie pour le réaliser. Ses plus grands enjeux et priorités : donner tout son possible à Usbek & Rica sans s’oublier, être un vrai leader sachant écouter, rester authentique tout en se réinventant en permanence. Il nous a fait le plaisir de venir chez CreativLink, nous raconter ses expériences et ses projections.

Nous avons parlé de l’avenir du monde du travail, de brand content, du rôle des médias dans ce monde en changement, d’intelligence artificielle, de monnaie complémentaire, de stratégies business et de leadership. L’échange fut passionnant, et c’était quelque peu triste de devoir synthétiser nos dialogues pour en faire un article à taille raisonnable. 😀

 

Comment est né le projet ?

La mission d’Usbek & Rica, c’est la grande thématique de démocratisation des savoirs, avec un objet qu’est la prospective, les grands enjeux de l’avenir. En étant animateur et directeur de centre de colonies de vacances, j’avais appris à devenir le relai des parents et des profs pour faire de l’éducation informelle. En faisant de la sociologie à l’EHESS (l’école des hautes études en sciences sociales), où on n’était que quelques étudiants autour d’un des plus grands profs de France, j’ai voulu ouvrir ce savoir. C’est ainsi qu’est né petit à petit le projet. Je viens d’une sociologie engagée. Une fois qu’on a bien compris quelque chose, alors on peut l’expliquer. On peut alors se permettre de critiquer, et avoir le droit de proposer. C’est une façon d’être utile à travers le savoir. Le nouveau qualificatif d’intérêt public que les entreprises doivent se donner, je l’ai donné à U&R dès sa naissance. C’est un projet très politique. Ce n’est pas un hasard si entre les présidentielles on fait notre hot line « Allo France indécise », et avant les présidentielles, on fait notre journal à deux euros sur 25 propositions pour les générations futures, qui s’appelle « La France à deux balles »

Sources : https://usbeketrica.com/article/allo-france-indecise

En quoi U&R est-elle pensée comme un kibboutz ?

C’est un supplément d’âme que j’essaie d’injecter dans Usbek & Rica. À titre personnel, j’ai été vivre un petit peu en kibboutz. C’est pour moi une roue de secours intellectuelle exceptionnelle. Je me dis que si U&R capote, je peux être très heureux, avec un mode de vie très différent de celui qu’on a. Au quotidien, ça organise mon rapport au travail et aux équipes. On est dans la transparence, le partage, l’horizontalité. 

 

Vous parliez d’Holacracy dans l’un de vos derniers numéros. Est-ce ton modèle de management ?

Oui et non, parce que je reste fondateur et directeur, et après il y a la notion de capital, ce qu’on ne peut pas négliger quand on parle de kibboutz. L’Holacracy c’est vraiment une forme d’horizontalité et de prise de décision qui est très particulière. Moi je tranche. J’ai une vision claire et je donne les bonnes conditions à des personnes bien câblées pour la porter.

 

Comment s’organise ton poste de leader ?

J’arrive très tôt le matin au bureau, pour faire le travail que je dois faire et ensuite être disponible pour les équipes, parce que c’est une priorité et j’aime beaucoup être avec eux. J’ai trois grands sujets pour la boite : assurer la qualité de ce qu’on sort intellectuellement parlant, m’assurer de la croissance du CA et de la rentabilité de la boite, veiller sur les questions de trésorerie, m’occuper de la transformation permanente d’Usbek & Rica.

À quel niveau de ton activité prends-tu le plus de plaisir ?

Dans tout et dans rien à la fois. J’ai un petit côté moine soldat : faut faire le job.

En faisant des études en sociologie, je pensais devenir un intellectuel et un grand rédacteur en chef, mais à un moment donné il a fallu développer la boite et je me suis transformé en chef d’entreprise.

 

Est-ce un regret ?

Ça l’a parfois été dans les temps difficiles. Quand on se dit : « Pourquoi je me tape toutes ces merdes ? », dans les débuts, en étant le chef d’une petite entreprise. Mais cette décision a permis à mon idée de départ de vivre, donc je suis très à l’aise avec ça. En plus, j’ai fait un recrutement qui a changé ma vie. C’est ce que le monde de la startup aura légué de mieux aux entreprises : l’office manager.

 

De quand datent les premières graines du projet ?

J’ai su très tôt que je voulais faire Usbek & Rica. J’ai fait de la sociologie des médias et de la sociologie de la politique à l’EHESS et un master d’entreprenariat en école de commerce, toujours avec U&R en tête. J’ai fait mon stage de fin d’étude dans la création d’U&R. Je n’ai jamais fait autre chose. Ça a des avantages puisque j’ai l’énergie et la naïveté, mais parfois je suis moins efficace et moins rapide.

 

As-tu eu le sentiment de manquer de mentor sur cette voie ?

Non, parce que j’ai la chance d’avoir 3 actionnaires qui sont des grands capitaines d’industrie et des personnes exceptionnelles. L’un d’entre eux est plus dans la motivation, le second dans la stratégie et le troisième plus dans le développement commercial. Ils sont très complémentaires.

Au début ils sont entrés dans une pure logique de love money. Ils se sont dit : « C’est qui ce petit jeune qui veut faire un magazine papier ? On défiscalise, on lui file ». Ils ont compris au fur et à mesure le projet qu’on était en train de dessiner. Ils se sont pris de passion pour le truc et ce qui est cool c’est qu’ils sont restés dans une logique de love money, en ayant depuis quelques années une exigence de vrais actionnaires.

 

Es-tu malgré tout capitaine de ton navire ?

Oui, je le suis tellement que je me suis mis des garde-fous pour ne pas l’être seul. Il y a certaines erreurs que je n’aurais pas faites dans le passé si nous avions un mode de décision moins centré sur moi. Aujourd’hui, par exemple, les décisions stratégiques importantes qui engagent de gros montants se prennent à la majorité des 5 voix. Chaque actionnaire a une voix et moi j’en ai deux. Les décisions se mènent donc à partir du moment où j’ai au moins un allié.

 

Les salariés restent longtemps chez U&R ?

Oui, les personnes qui viennent y restent. Je suis très content. Ce sont des personnes avec qui je suis devenu ami, au delà du travail. La seule personne qui est partie, au bout de 4 ans, pour vivre à Berlin, travaille aujourd’hui avec nous à distance en tant que freelance. Il y a quand même un sujet à bien traiter : amener l’ensemble des collaborateurs dans la transformation de la boite. Il ne faut pas que notre passé nous empêche de dessiner la suite. Ça ne pose aucun problème aujourd’hui. C’est un point que j’ai en tête pour les prochaines années.

Quelle est la moyenne d’âge ?

J’ai 34 ans.  Il y a 3 à 4 personnes qui ont un peu plus de quarante ans. Il y a un bon pool de personnes qui ont la trentaine et une petite bande qui ont 26, 28 ans, et quelques stagiaires.

 

Avez-vous d’autres freelances qui travaillent avec vous ?

Oui, bien sûr. En fait, l’entreprise est découpée en principalement 4 pôles. Il y a les journalistes - à peu près 7 personnes, le pôle projet - 8 personnes, le pôle commercial – 5 à 6 personnes, et les fonctions transverses. Nous ne sommes pas assez nombreux pour tout produire. Quand on est sur des projets de contenus, qu’il s’agisse d’ateliers, d’études, d'articles ou de conférences, on va chercher des contributeurs experts dans les sujets. Parce qu’U&R a un positionnement et un schéma de pensée de très grande qualité, on est obligé de bien s’entourer. On est une trop petite boite pour avoir toutes les expertises en interne. Je ne peux pas salarier une personne qui est uniquement spécialisé dans le bitcoin, mais quand on a un article dans lequel il va falloir être hyper pointu, on va chercher un super expert.

 

Cet expert travaillera en équipe avec quelqu’un en interne ?

On est un journal avec une rédaction en chef très forte. Ils sont très présents d’abord sur les commandes de sujets, sur la réécriture et sur le ton et l’harmonisation. J’essaie de protéger le cerveau des journalistes en interne pour qu’ils n’aient que le média grand public en tête, par contre les journalistes freelances, les pigistes, travaillent indifféremment pour nos médias grand public ou les contenus de marque.

 

On remarque aisément la qualité des contenus que vous créez pour les marques. On pourrait s’attendre à ce que vous les fassiez pour vous-même.

C’est exactement la ligne. Si on ne peut pas le faire pour nous, on ne le fait pas pour les annonceurs. U&R est né et a survécu grâce au brand content. Ça ne veut pas dire qu’on ne se pose pas des questions sur la bonne façon de le faire. Le sujet n°1 est la confiance de nos lecteurs. Il faut donc le faire avec les bonnes entreprises et avec transparence. On parlait de la fidélité des collaborateurs. Avec nos partenaires et nos clients c’est pareil. En témoigne le blog que l’on fait avec Bouygues Immobilier, demain la ville, depuis maintenant un peu plus de cinq ans.

 

Dans U&R, dès les débuts, il y a toujours eu de l’art visuel proposant du plaisir, au-delà de l’intellectuel. Comment est née cette combinaison ?

Ça vient de deux réflexions : le beau est une valeur en soi, et nous devions trouver une façon de représenter un objet éditorial un peu bizarre : le futur. L’illustration nous est apparue comme une évidence, parce que ça offrait un peu d’imaginaire et ça offrait une troisième voix à notre sujet, en plus de l’expert et du journaliste. On a du faire travailler plus de deux cents illustrateurs, des quatre coins du monde, depuis le début. Il y a une quinzaine d’illustrateurs différents par numéro. On essaie de changer régulièrement.

Extrait du magazine Usbek & Rica n°20 / Automne 2018

 

La BD, quant à elle, est très importante parce que ça représente les deux personnages d’Usbek et Rica qui sont tirés des Lettres Persanes de Montesquieu, livre épistolaire. Les deux personnages arrivent à Paris et envoient des lettres à leurs copains en Perse pour raconter leurs expériences, mais ils ne comprennent pas ce qu’ils voient puisqu’ils n’ont pas nos codes. Ça permet de mettre un peu d’étonnement philosophique et de critique sociale. On l’a remis au goût du jour avec bienveillance en modernisant Usbek & Rica, et on les a fait venir du futur. Notre scénario c’est qu’une sorte de hacker nihiliste a débranché la mémoire de l’humanité, puisque tout a été numérisé et donc les gens, dans ce futur lointain, deviennent amnésiques. Des couples d’historiens voyageurs sont envoyés dans le passé et Usbek et Rica héritent des années 2010. Ils doivent rendre compte de notre époque qu’ils ne comprennent pas.

 

Et un jour on va voir ça sur Netflix sous forme de série ?

C’est mon grand rêve ! Si je n’avais rien d’autre à faire, je ferais scénariste pour U&R.

 

Quelles sont, à tes yeux, les évolutions en cours les plus positives dans le monde du travail ?

Il y a d’abord la question du sens. Pour une certaine classe créative et diplômée, il y a un refus de la tâche non comprise et qui n’a plus de sens. C’est une question majeure qu’on sent auprès de nos clients qui ont du mal à fixer ces jeunes générations dans leurs entreprises. Il y a une dimension de lassitude plus grande au sein d’un métier et de vouloir en découvrir d’autres. Ils veulent multiplier les expériences.

Sinon j’ai un regard très critique envers la culture start-up. À mon sens c’est la dernière tentative qu’a le capitalisme sauvage de persister. Mais en attendant, il y a beaucoup de gens qui s’y engouffrent à la recherche d’autonomie et de liberté, ce qui a du sens par rapport à l’ère numérique dans laquelle on est.

Je crois aussi qu’il faut laisser de l’espace pour être créatif. Pour moi c’est le propre de l’individu. C’est ce qui nous distingue des autres espèces vivantes et le travail doit permettre ça. Soit c’est dans ton travail, soit ça devra passer par une forme de revenu universel qui te permette de l’être par ailleurs.

Je ne crois pas à la fin du salariat. C’est vrai que beaucoup d’innovations se font dans les start-ups aujourd’hui, mais on était à un moment où l’innovation était très liée à internet et il était facile de créer une plateforme ou un site web. Demain, si l’innovation est celle de l’intelligence artificielle alors on ne sera plus du tout sur les mêmes investissements. Ce ne sera ni une start-up, ni un ou deux fonds tech’ qui pourront mobiliser les fonds. Cela se fera dans le corporate. Et donc les carrières en entreprise vont peut-être revenir avec des changements et reprendre le lead sur les innovations.

 

T’alignes-tu avec Stephen Hawking sur les dangers de l’AI ?

Au cœur d’U&R il y a la question : en quoi les progrès techniques le sont pour l’être humain ? Sur la question de l’AI, il y en a qui vont nous libérer de certaines tâches, alors que d’autres vont pouvoir nous contraindre et nous emprisonner. La puissance publique n’est plus le garde-fou sur ces sujets parce que les créateurs sont en avance sur les pouvoirs publics. C’est aussi pour ça que c’est important que les médias comme U&R jouent ce rôle et parfois servent de boussole en posant les bonnes questions. En cela, Le Tribunal pour les générations futures est un temps de concertation citoyenne qui est important.

 

Peux-tu nous parler un peu de ces événements que vous organisez ?

À l’origine c’était juste une façon de lancer notre magazine trimestriel. Et puis des gens nous ont dit que c’était bien et nous ont demandé d’en organiser pour eux. C’est devenu une source de revenu. L’année dernière, on en a organisé une cinquantaine. On a décidé, en 2017, de se la jouer à la TedX. Nous, U&R, on va en faire un par an et aider les gens à en faire pour eux, et récupérer les contenus pour les mettre sur une plateforme avec une maitrise de la qualité.

On a lancé cela le 4 novembre dernier avec le fameux Grand Tribunal qui était : « Faut-il démanteler Google ? ». C’était très écrit avec environ 230 séquences. Il se passe un truc toutes les 3 minutes. On a eu la chance de remplir le Théâtre de La porte St Martin, donc 1050 personnes en 38 heures. On a eu la chance d’avoir la directrice de la communication et porte-parole de Google qui a accepté d’être accusé. C’était très courageux de sa part et c’était super.

Sources : https://usbeketrica.com/tribunal

Quel avenir pour la monnaie Usbek ?

On crée de la valeur en étant les ouvriers du web pour les grands acteurs comme Facebook et Instagram. Cette valeur, ils la gardent pour eux, même s’ils mettent à notre disposition un outil gratuit extraordinaire. Quand bien même, nous avons visé à recréer un rapport gagnant-gagnant entre l’internaute et le propriétaire de la plateforme, en récompensant l’engagement et l’accès aux données de nos lecteurs. À chaque fois qu’ils likent, partagent ou commentent nos articles, ils gagnent des Usbek qu’ils peuvent dépenser dans notre shop, où plein de marques déposent leurs objets du futur.

La monnaie Usbek

Nous allons lancer la V2 de la plateforme en octobre prochain, pour aller au bout de la plateformisation d’Usbek et Rica. On veut être sur du self-serve pour que les gens puissent « se servir de ce qu’il y a chez U&R », sans passer par nous. C’est la foule qui aidera à qualifier la qualité avec un algorithme. Mais attention ! On restera toujours un média avec une voix forte au sein de cette plateforme.

 

Quel apprentissage clé de 2017 ?

J’ai besoin de m’acculturer plus vite sur les nouveautés numériques et j’ai besoin de rester apaisé personnellement pour pouvoir continuer à faire mon truc. Plus la boite grandit, plus il faut faire face à de nouvelles problématiques. J’ai plutôt le sang froid et je dois garder cette approche.

Comme je considère que ce projet de jeunesse est devenu un projet de vie, j’ai le temps devant moi. Ma seule préoccupation, c’est : « Comment ne pas être dépassé par les nouvelles technologies et par la façon dont je peux ressentir l’époque ? ». Pour cela il faut prendre le temps de faire sa veille, de se former en permanence, de s’entourer des bonnes personnes. Je prévois des voyages d’exploration. Ce que j’ai ritualisé pour moi, on le ritualise aussi pour la boite, parce que c’est important que je transmette ce que j’ai compris aux collaborateurs.

 

Quel avenir vois-tu pour l’Éducation ?

C’est l’un des 4 piliers de notre édition spéciale, la « France à deux balles ». Ce que je trouve vraiment très important c’est de permettre à l’enfant d’avoir un cadre dans lequel il puisse s’épanouir et expérimenter. Par exemple, il y a un projet qui se crée, « L’autre Ecole », que je soutiens à ma manière. L’enjeu : explorer les nouvelles pédagogies qui sont compatibles avec l’époque dans laquelle on est, et à la fois, préparer l’enfant à l’époque dans laquelle il va être en sortant de l’école. Sachant qu’on ne peut pas vraiment l’anticiper, il faut lui donner le goût d’apprendre et le goût de l’avenir pour qu’il soit agile dans sa façon d’évoluer dans ce monde en perpétuelle transformation et accélération. Il est important qu’il puisse accueillir le changement avec enthousiasme et optimisme grâce à une posture mentale qui lui permette de rebondir. C’est à l’école de transmettre cette posture d’esprit.

 

Propos recueillis par Nesem, coach & strategist freelance
© Photographie du haut de la page : Benjamin Boccas

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